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Déconstruire les stéréotypes de la femme noire

JEAN SIAG

MONTRÉAL — Avec Le mythe de la femme noire, l’actrice et réalisatrice Ayana O’Shun explore les préjugés et stéréotypes qui ont façonné l’image de la femme noire au fil du temps, tout en abordant les pressions que subissent les femmes de couleur dans une société où des relents de sexisme et de racisme subsistent.

« Premièrement, être femme, c’est un problème. Deuxièmement, la couleur de la peau, c’est un problème. Prendre sa place dans la société, c’est un autre problème. C’est ça, la femme noire », résume la militante Anastasia Marcellin dans le documentaire.

La réalisatrice Ayana O’Shun opine, en remplaçant le mot « problème » par « défi ». « C’est vrai. C’est le défi de plusieurs minorités », mais les femmes noires sont « prêtes à le relever pour faire leur place », précise-t-elle. Comme ses intervenantes, elle envisage la suite avec une admirable force de caractère.

Si elle a fait ce documentaire, c’est qu’elle s’est rendu compte, dans son métier d’actrice, qu’on lui offrait toujours les mêmes types de rôles. Ou bien la femme hypersexualisée (la Jézabel), ou bien la nounou, ou encore la femme en colère.

« Je me suis mise à faire des recherches sur le sujet, et plus j’avançais, plus je remontais les siècles! J’ai réalisé que ces stéréotypes avaient été perpétués avec le temps. J’ai fait ce documentaire parce que ce sont des informations que j’aurais aimé avoir en grandissant, mais aussi pour parler à des femmes des conséquences que ces stéréotypes-là ont eues dans leur vie. »

Une vingtaine de femmes prennent ainsi la parole dans Le mythe de la femme noire. De différents milieux, âges, provenances, types de cheveux et couleurs de peau, dont la comédienne anglomontréalaise Patricia McKenzie, la comédienne Joujou Turenne, l’auteure-compositrice-interprète Jenny Salgado ou encore la commissaire Diane Gistal.

Toutes témoignent de ces préjugés ou stéréotypes. Moins intelligentes, moins éloquentes, plus portées vers le sexe — bon nombre d’entre elles racontent d’ailleurs avoir été prises pour des prostituées (à un moment ou un autre) —, destinées à des postes de subalternes ou décrites comme des militantes perpétuellement en colère.

À CONSOMMER OU À METTRE EN CAGE

Dans son film, Jade Almeida, chercheuse en sociologie, note que les femmes noires sont souvent comparées soit à des animaux — des panthères, lionnes, tigresses —, soit à de la nourriture – du chocolat, du caramel salé, etc. « Elles sont souvent réduites à quelque chose qu’on consomme ou qu’on met en cage… »

Agnès Berthelot-Raffard, docteure en philosophie à l’Université York de Toronto, fait aussi référence à des artistes comme Nicki Minaj ou Cardi B, qui exploitent leur image de Jézabel en affichant leur sexualité « pour garder le pouvoir sur leur corps ».

« Lorsqu’on se réapproprie des codes dévalorisés socialement, est-ce qu’on n’est pas dans une forme de reproduction du mythe? », demande-t-elle.

« La sexualité vend, estime Ayana O’Shun. Peu importe la couleur de peau. Le problème, c’est lorsqu’on ne voit que ça. Je n’ai pas de problème à ce que ces artistes affichent leur sexualité comme elles le font, mais si on montre uniquement ces filles-là, alors qu’il y a d’autres artistes, je trouve ça dommage. C’est pour ça que dans le documentaire, on retrouve aussi Sarahmée, une rappeuse, mais qui ne twerk pas… »

Revenons au constat de départ d’Ayana O’Shun. La situation n’évolue-t-elle pas, tout de même, depuis quelque temps pour les acteurs noirs? N’y a-t-il pas une meilleure représentativité sur nos scènes et dans nos écrans?

« Depuis le mouvement Black Lives Matter en 2020, il y a une meilleure représentativité de la diversité, c’est vrai, répond l’actrice et réalisatrice. Mais pas encore du type de rôles offerts. Il y a encore un travail de conscientisation. Il y a une amélioration de la quantité, maintenant il reste à améliorer la qualité. »

Marlihan Lopez, coordonnatrice de l’Institut Simone de Beauvoir à Concordia, évoque la question du traitement des femmes noires dans le système de justice et du sentiment d’indignation qui mène beaucoup d’entre elles à militer. Ce qui leur vaut souvent d’être qualifiées de « femmes en colère ».

« Pourtant, les mouvements féministes mènent le même genre de combats, mais on les traite d’hystériques… »

On a bien compris au fil des ans que les mouvements féministes ont du mal à faire une place aux femmes noires. « Il y a au moins trois femmes dans le film qui ont milité dans des groupes féministes et qui ont tenté de changer les choses de l’intérieur, mais ça n’a pas réussi, dit Ayana O’Shun. Elles sont venues à la conclusion qu’elles devaient fonder leur propre mouvement pour femmes noires ou racisées. Donc j’espère que mon film fera aussi son chemin dans les mouvements féministes. »

LA NOUNOU

L’autre stéréotype qu’aborde la réalisatrice est celui de la nounou, renforcé par la place importante qu’occupe la femme noire dans le milieu de la santé, des services de la petite enfance et auprès des personnes âgées. Agnès Berthelot Raffard raconte qu’on a déjà présumé qu’elle enseignait en soins infirmiers… la philosophie ne correspondant pas du tout à l’emploi type d’une Noire.

« On vous replace dans une fonction que vous devriez avoir. C’est une forme de mini-agression, estime Agnès Berthelot-Raffard. Ce qu’on nous dit, d’une certaine façon, c’est que les femmes noires devraient accepter des postes de subalternes, des postes où elles doivent s’occuper des autres. Celles en pouvoir ne seraient promues que pour des raisons de représentativité… »

Ce constat-là a quelque chose de glaçant. Les modèles pour les femmes noires québécoises ne sont pas si nombreux… Dans les faits, plusieurs femmes interviewées par Ayana O’Shun pourraient être considérées comme des modèles. « Elles ne sont pas des victimes, précise la réalisatrice. Elles sont lumineuses et fortes. »

Le mythe de la femme noire sort en salle au Québec le 10 février.

CINÉMA

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2023-02-04T08:00:00.0000000Z

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