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Voyager solo quand on est deux

JONATHAN CUSTEAU jonathan.custeau@latribune.qc.ca

Elle pèse lourd, la solitude. Le mot lui-même compte bien quelques tonnes. On le placerait dans un bassin d’eau et il coulerait à pique, comme l’ancre d’un paquebot. Parce qu’on a peur d’être seul trop longtemps, j’imagine. Parce qu’on a peur qu’elle dure toujours, la solitude. Mais être un, juste un, sans personne d’autre, des fois, c’est s’accorder à soi-même l’importance qu’on ne se donne pas souvent.

J’aime voyager en solo, même si je n’aurais probablement jamais eu le courage de partir si, la première fois que j’ai pris l’avion, je n’avais pas planifié un périple en duo. La présence de l’autre, rassurante, apaisait mes insécurités. Devenir allophone, confondre le Nord et le Sud, c’est moins grave quand on a quelqu’un avec qui se comparer. J’ai pris de l’assurance. Las d’attendre des compagnons d’aventures, je me suis, la deuxième fois, lancé sans filet, sans personne pour s’accrocher à mon ombre.

« Tu vois, me disaient les collègues, les amis aussi, moi, ce que j’aime de voyager, c’est de partager les moments. » Comme si le bonheur n’en était jamais vraiment un s’il n’y avait personne pour voir qu’on est heureux. Je répondais qu’il fallait essayer le voyage solo pour l’adopter. Qu’on ne comprenait jamais vraiment si on ne l’expérimentait pas, si on ne se donnait pas la peine de surmonter l’inconfort initial. Je le crois encore.

Partir seul ne veut pas dire se morfondre dans la solitude. On est rarement seul, en fait, surtout quand on voyage en solo. On établit le contact beaucoup plus facilement avec l’étranger. On se donne le droit d’être nous-mêmes et on ne socialise que lorsque l’envie nous en prend. On se lance le défi, tiens, quand la solitude nous pèse.

Mais voilà, la vie avance, le célibat fait son temps et le « je » devient souvent « nous ». Les globe-trotters d’hier deviennent les familles-trotteuses de demain. L’entourage s’attend à ce qu’on partage tout. Voyager en solo quand on est deux, pourtant, c’est loin d’être sorcier.

J’ai le mariage jeune, quelque part entre le cuir et le froment. En combinant nos passeports, nous possédons une bonne partie des tampons de l’Amérique du Sud et de l’Europe, en plus d’avoir arpenté des parties de l’Afrique,

de l’Asie et l’Océanie. Pourtant, nous synchronisons parfois bien mal la vitesse de nos pas. Quand l’un veut flâner dans le village de San Pedro d’Atacama, à la poursuite de rien du tout, l’autre préfère siphonner l’ombre de l’hôtel en même temps qu’un mojito bien glacé. On s’accorde, sans discorde, des petits bouts de solitude dans un périple dessiné à deux.

Mais il y a aussi les vrais moments solos, ceux qui tiennent plus de la symphonie que de la comptine, qui s’étirent sur plusieurs jours. Ces solos que trop peu comprendront, que trop attribueront à un manque de considération ou littéralement à un manque d’amour, c’est s’accorder la liberté de ne pas s’étouffer.

J’ai été rassuré, et inspiré, quand l’amie Marie-Claude a raconté sur Facebook son trip de vélo-camping seule, sans son mari. Lui, il est plutôt parti en Colombie pour son propre circuit sur deux roues. Avec justesse, elle souligne toutes les insécurités qui peuvent surgir, dont la jalousie. Celle purement liée aux rencontres, mais celle aussi des expériences qu’on ne partagera forcément pas en ne voyageant pas ensemble.

Nos rêves, nos aspirations, nos goûts, nos passe-temps ne devraient pas disparaître dans le « nous ». Quand l’autre moitié du lit conjugal a vu Singapour, les pyramides d’Égypte et assouvi sa curiosité de découvrir la Bulgarie, qu’elle rêve de la Muraille de Chine, des yakitoris japonais et des éléphants d’Afrique, et que nous, on a déjà salué Mao mais qu’on s’imagine tirer la barbichette du Sphinx, on fait quoi? Des compromis vous dites? Bien entendu. Mais on se fait confiance, aussi, et on s’accorde l’espace nécessaire pour emprunter des chemins inverses jusqu’à se retrouver un peu plus tard.

C’est un peu le système qu’on s’est donné : privilégier les destinations que l’autre ne souhaite pas nécessairement ajouter à son carnet de bord. D’autant qu’il arrive, dans une relation, qu’il soit impossible de synchroniser les semaines de vacances des deux partenaires. Devrait-on alors attendre patiemment à la maison, pendant nos congés, que l’autre finisse sa journée de travail pour passer nos soirées à nous raconter le quotidien? Pas quand on a la bourlingue hyperactive. On peut aspirer à une vie un peu plus remplie.

Oui, il y a bien ces petits papillons, ce sentiment d’être un peu infidèle, juste parce qu’on est tout seul quand l’avion décolle. Mais la technologie nous permet plus que jamais de garder le contact, de nous faire un Facetime devant la tour Eiffel ou l’Opéra de Sydney.

En solo l’automne dernier, j’ai tout à coup porté une plus grande attention à ceux qui, en adultes assumés, sont aussi partis avec leur sac à dos sans personne avec qui partager chaque instant. En Irlande, dans un parc, j’ai rencontré cette femme de 47 ans qui n’était jamais partie seule de toute sa vie. Effrayée par l’inconnu, elle s’était lancée, avait fait son nid dans une auberge de jeunesse de Dublin. Grâce à internet, elle croisait d’autres voyageurs qui acceptaient, comme moi, de visiter les catacombes d’une vieille église ou de compter les gouttelettes d’une fontaine dans un grand parc de la capitale.

Elle m’a raconté ses enfants, sa soif d’autonomie, son envie soudaine de voir beaucoup plus de ce que le monde a à offrir. Je lui ai raconté mon mariage, mon travail, mon envie de continuer de voyager. Ensemble, on a cherché d’autres « solo » pour partager une pinte.

Pour un temps, quelques jours à Dublin au moins, je n’avais à me préoccuper que de moi-même.

Je repartirai donc seul bientôt. Mon itinéraire évitera les villes qu’on se garde pour y retourner à deux. C’est l’art de naviguer le compromis. Parce que voyager solo, quand on est deux, c’est quand même s’entendre sur les limites à ne pas dépasser.

VOYAGES

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2023-02-04T08:00:00.0000000Z

2023-02-04T08:00:00.0000000Z

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