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Violence conjugale : aider les hommes, aussi

PAULE VERMOTDESROCHES CHRONIQUE pvermot@lenouvelliste.qc.ca

Le regard de Fadi se pose sur la photo qu’il veut me montrer. Une photo de son pied. Il lui manque un orteil, il a été mutilé. Le résultat, assure-t-il, de cette fois où son ex-conjointe avait refusé qu’il aille travailler parce qu’elle jalousait l’une de ses collègues. Elle lui aurait alors donné un coup de parasol si fort sur le pied qu’il en a perdu son orteil. Pour Fadi, ce n’est qu’un épisode, qu’un seul petit moment, de 28 années où il dit avoir vécu l’enfer de la violence conjugale. Un enfer dont il a réussi à se sortir il y a plusieurs années, et qui lui inspire une mission bien plus grande désormais : aider les hommes victimes de violence conjugale.

Fadi, c’est le surnom de cet homme de 52 ans qui habite aujourd’hui l’Estrie. Il ne veut pas donner son nom complet, car il veut protéger l’identité de ses enfants dans sa démarche. Il ne nommera pas non plus son exconjointe. Ses affirmations quant à la violence subie sont les siennes, mais n’ont pas fait l’objet d’un procès à la cour, puisqu’il affirme n’avoir jamais été cru lorsqu’il cherchait à porter plainte. Sauf une fois, où elle fut accusée et reconnue coupable de harcèlement et de menaces de mort. C’était il y a sept ans, lorsqu’il l’a quittée pour de bon.

Fadi ne veut pas donner son vrai nom pour protéger ses enfants, mais avec leur permission, il tient à ce que son visage apparaisse dans ce reportage. Il veut que les gens voient autre chose qu’un autre témoignage anonyme. C’est par le biais du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), cet organisme qui le soutient depuis longtemps, qu’il a voulu entrer en contact avec moi.

Les hommes victimes de violence conjugale, c’est un sujet délicat. Plus que ça, c’est tabou! Dès qu’on soulève la question, de nombreux préjugés refont surface, dictés par une construction sociale de l’homme fort et dominant. Bien sûr, les statistiques démontreront que ce sont majoritairement les femmes qui portent plainte et qui en sont victimes, et même pratiquement exclusivement les femmes qui subiront une violence assez extrême pour mener jusqu’à la mort, jusqu’au féminicide.

De parler de la violence conjugale subie par certains hommes n’invalidera jamais celle faite aux femmes. C’est simplement de dire que les victimes, peu importe leur sexe, méritent d’être entendues et aidées.

Comme dans tous les cas de violence conjugale, la dynamique se serait installée graduellement dans le couple que formaient Fadi et son ex-conjointe. Lui-même issu d’une famille où régnait davantage de violence que d’amour, il n’avait jamais vraiment connu autre chose. Commençant par de simples remarques désobligeantes, la dynamique du couple serait devenue toxique au fil des années, alliant violence physique, psychologique, sexuelle et financière, affirme-t-il.

« Tout l’argent que je gagnais, ça devait aller dans le compte conjoint. Je n’avais jamais d’argent, c’est elle qui contrôlait toutes les finances. Quand elle me donnait de l’argent pour aller acheter quelque chose, je devais revenir avec la facture et le change. Nous avons eu des disputes, j’ai été fessé, poussé, menacé je ne sais plus combien de fois. Chaque fois que j’évoquais la possibilité de partir, elle me menaçait et me disait: tu m’appartiens», affirme-t-il. De violentes disputes, des objets lancés à la tête au point de le faire saigner et de lui causer une commotion cérébrale, des menaces au couteau de cuisine, de nombreux coups, du chantage émotif et un total contrôle financier sur sa vie, voilà ce qu’il dit avoir vécu pendant 28 ans. De nombreuses visites de policiers aussi, lorsque les voisins portaient plainte en raison du bruit. Même avec une blessure qui saignait à la tête, le policier qui s’était présenté ce soir-là n’aurait pas pris sa déposition. Une autre fois, après une violente dispute où il aurait tenté de se protéger, il était allé prendre une marche pour essayer de reprendre ses esprits. Au retour, les policiers l’attendaient et ont procédé à son arrestation.

« Je n’étais pas cru, et les gens qui voyaient n’osaient rien dire. Sachant que personne n’allait me croire, je ne portais plus plainte, parce que je savais que si je le faisais, ça allait être encore pire à la maison, j’allais me faire fesser encore plus fort. Si je suis resté toutes ces années, c’est parce que j’avais peur pour mes enfants, j’avais peur de ne pas avoir la garde et de ne plus jamais les voir », confie-t-il, un sanglot dans la voix.

En 2016, il a quitté sans prévenir. Il n’en pouvait plus. Il est allé se réfugier chez un proche. Durant les jours qui ont suivi, son ex lui a envoyé près de 1500 textos. Sa disparition signalée, les policiers ont retrouvé Fadi chez ce proche, et cette fois-ci, série de textos à l’appui, il a été cru. La dame a été contactée par les policiers pour lui demander de ne plus tenter de joindre Fadi, sans quoi des accusations de harcèlement pourraient être déposées. Elle a rappelé son mari moins d’une minute plus tard, alors que les policiers étaient à l’écoute. Elle l’a menacé de mort. Des accusations ont été portées, elle a été reconnue coupable et a écopé de travaux communautaires.

« Si ça avait été moi, un homme, j’aurais fait de la prison», croit-il. Pour Fadi, le fait que les hommes soient peu soutenus dans le processus lorsqu’il est question de violence conjugale contribue à ce que le phénomène demeure caché, que même un homme victime ne réalise pas qu’il est une victime. Fadi veut renverser cette tendance. Il veut en faire un débat public. Il veut sensibiliser le gouvernement, les corps policiers, le système judiciaire. Il entend donc consacrer les prochaines années de sa vie à, bien sûr, s’occuper de ses enfants dont il a aujourd’hui la garde exclusive, mais aussi à fonder une ressource pour ces hommes qui subissent de la violence conjugale, et qui ne savent pas vers qui se tourner. Il compte d’abord en faire une série de conférences, mais aimerait aussi fonder un organisme qui soutiendra cette clientèle, voire même qui offrira de l’hébergement à ces hommes qui, lorsque vient le temps de quitter une telle relation, ne savent pas où aller.

RESSOURCES

De telles ressources existent déjà au Québec, mais ne sont pas toujours publicisées. Dans le cadre de ce reportage, j’ai moi-même pu m’entretenir avec certaines de ces ressources destinées à aider les hommes, mais qui ne souhaitaient pas forcément s’afficher comme aidant les hommes victimes de violence conjugale. C’est un sujet trop tabou, pour lequel les avis sont extrêmement polarisés. Et ce, même si on m’assure que cette clientèle entre à pleine porte un peu partout. Mais souvent dans le silence, dans le secret. D’autres s’afficheront ouvertement comme aidant cette clientèle, à travers d’autres services qui tournent autour des difficultés conjugales, des conflits, de la rupture et des comportements violents. Mario Trépanier, lui, accepte d’en parler ouvertement. Le coordonnateur de l’organisme Via l’Anse de Salaberry-deValleyfield reçoit de ces hommes victimes de violence conjugale à travers des groupes d’entraide où l’on tentera à la fois d’évaluer les dynamiques de pouvoir dans le couple, les conséquences des gestes subis, et d’aider les hommes à reprendre du pouvoir en prenant conscience des abus subis.

Au Québec, il existe le réseau À coeur d’homme, qui regroupe 33 organismes destinés à aider les hommes, sans pour autant que l’un d’eux soit strictement et uniquement destiné à aider les hommes victimes de violence conjugale. « Il y en a des ressources, mais le public ne les connaît pas, et les ressources sont parfois craintives à s’afficher, parce que ça s’inscrit en porte-à-faux avec la représentation sociale de la violence conjugale. Nous, ça fait partie de nos services depuis longtemps, mais on en fait la publicité

que depuis seulement six ou sept ans », confirme M. Trépanier.

Pour l’intervenant, il est clair que cette réalité existe en raison de deux barrières importantes: les stéréotypes de genres et les représentations sociales de la violence conjugale. « Dans les campagnes publicitaires, dans la culture, les téléromans, on a parfois négligé les personnes qui ont vécu des réalités particulières », considère-t-il, référant tout autant aux hommes qu’aux personnes de la communauté LGBTQ+. Mario Trépanier se rappelle de cette fois, en formation, où un policier qui était avec lui avait confié qu’il n’aimait pas intervenir pour un cas de violence conjugale chez un couple de lesbiennes, car il ne savait jamais qui il devait arrêter...

À l’Université du Québec à Montréal, la professeure titulaire au département de sexologie, Natacha Godbout, étudie depuis longtemps la question. Spécialiste des répercussions de la violence et des traumas interpersonnels et de la violence dans les relations intimes, Mme Godbout rappelle qu’en 2016 au Canada, 10 000 hommes ont rapporté être victimes de crimes entre partenaires, et

40 000 femmes faisaient de même.

Dans les études comportementales menées sur le sujet, rarement les hommes vont se qualifier de « victimes ». Pourtant, lorsqu’ils sont questionnés sur les comportements au sein du couple, on en conclut que 25 % subissent des gestes violents dans un contexte de relation intime. Cette proportion est la même pour les femmes. Là où il y aura une différence, ce sera dans le sentiment de peur. Les femmes rapporteront beaucoup plus avoir peur que les hommes. Et bien évidemment, le phénomène de violence extrême menant jusqu’à la mort est un phénomène genré. Les femmes sont presque exclusivement les victimes de cette violence extrême qui mène au meurtre, aux féminicides.

« Il existe un facteur interne chez l’homme, qui se dit qu’il ne peut pas être une victime. C’est évidemment lié à tout ce qui entoure la masculinité malsaine, l’image de l’homme fort qui n’a jamais besoin de demander de l’aide. Il y a aussi un facteur externe, celui de la réception. Les intervenants ont tendance à ne pas questionner les hommes, à ne pas s’inquiéter quand il y a de petits indices, ce qui est plus rapidement attrapé pour les femmes. Lorsqu’il y a une plainte, l’homme appelle la police et bien souvent, la police arrête l’homme. Il y a un biais lié à la réalité qui nous entoure. Alors à force de se cogner le nez, c’est comme si l’homme se fait dire qu’il ne peut pas exister en tant qu’homme victime », constate la chercheuse. Et lorsque des enfants sont mêlés à cette dynamique toxique, ils peuvent parfois être instrumentalisés comme objet de chantage, tout comme ça se fait dans la dynamique inverse d’un homme violent envers une femme. « Beaucoup d’hommes en viendront à se décourager dans le processus de séparation au sujet de la garde des enfants. Certains vont préférer se sacrifier parce qu’ils ont l’impression que c’est mieux pour le bien des enfants », relate-t-elle.

Pour Fadi, il n’était pas question de se décourager. Obtenir la garde exclusive de ses enfants, ce fut une rude bataille judiciaire de sept années, bataille qui s’est conclue en sa faveur tout récemment. « Je ne pense pas que si j’avais été une femme, ça aurait été si long pour obtenir la garde », croit-il. Son exconjointe, dans les démarches qui ont suivi la séparation, a souvent maintenu qu’il souffrait de troubles de santé mentale. Le tribunal a plutôt tranché qu’il avait repris le contrôle sur sa vie et qu’il était en mesure de bien s’occuper de ses enfants.

« Ce sont mes enfants qui m’ont gardé en vie. Mes enfants et la foi! Ça va devenir ma mission. Les hommes aussi ont le droit d’être en détresse et d’avoir besoin d’aide », soutient Fadi. Un surnom qui a été puisé dans la langue arabe, et qui signifie: celui qui sacrifie sa vie ou ses biens pour sauver quelqu’un. Le nom qu’il compte donner à cette ressource qu’il veut fonder, et qu’il n’hésitera pas à afficher au grand jour, pour que les hommes qui traversent ce qu’il dit avoir traversé sachent où aller demander de l’aide. « Je sais que je n’ai pas enduré ça pour rien. Je sais que je peux aider les autres, aider à ce que ça change ».

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